Dominique
Pasquier : «Les usages avancés du Net
restent élitistes»
Avec les smartphones,
Internet est entré dans les usages quotidiens
des familles modestes. Mais il s’agit avant tout
d’une version simplifiée et servicielle.
- «Les usages avancés du Net restent élitistes»
Sociologue, directrice de recherches au CNRS et
enseignante-chercheuse à Télécom ParisTech, Dominique Pasquier a
enquêté sur l’appropriation par les classes rurales et populaires
de l’outil numérique lors de la dernière décennie. Son enquête
a été publiée dans un livre,
l’Internet des familles
modestes, sorti en octobre aux éditions Presses des Mines.
Longtemps, on a parlé de fracture
numérique, des classes populaires et rurales qui n’étaient
pas connectées…
Les familles modestes se sont équipées plus tard que les autres.
Je me suis intéressée à ce sujet car ça m’horripilait de voir
de nombreux travaux sur les usages d’Internet, mais toujours sur
les mêmes populations, comme les jeunes, les diplômés, les
urbains. Il y a eu aussi des travaux sur les populations
précaires, comme sur l’usage du téléphone mobile dans les
périodes de migration. Il y avait donc les précaires et
les élites avec leurs usages innovants, mais rien entre les deux. Le
projet est parti de cette interrogation : est-il en train de se
passer quelque chose que personne n’est allé voir ? C’était
étrange car on savait par certaines enquêtes qu’il y avait un
rattrapage énorme qui s’était fait, notamment avec le smartphone (...).
Ces familles [ordinaires] accèdent-elles aussi
à Internet avec un ordinateur ?
Non, ces familles ne se sont jamais vraiment approprié
l’ordinateur. Les tablettes et téléphones, avec leur interface
tactile, suppriment l’obstacle du clavier et de la souris. C’est
ce qui a boosté l’équipement et la connexion.
L’Internet de ces familles est
donc une version simplifiée, tactile et servicielle…
Oui, Internet a avant tout pour elles un usage utile, qui
s’intègre parfaitement dans le quotidien. Ce que je retiens, c’est
que les personnes que j’ai rencontrées ont pris ce qui était
important pour elles. Mais ce qui a encore du mal à passer
aujourd’hui, c’est la dématérialisation des services
administratifs. Ce sont des personnes qui se promènent sur le Bon
Coin avec une grande aisance, elles n’y ont aucun problème
d’interface, et dès qu’elles se retrouvent sur le site de Pôle
Emploi ou de la CAF, c’est l’horreur. Ce sont d’énormes
problèmes d’ergonomie, et il y a une grosse
responsabilité de la part des pouvoirs publics.
Une des conclusions assez inattendue
de votre enquête, c’est que le mail est
quasi absent…
Je ne m’y attendais pas. Et ça explique aussi les problèmes
avec les administrations. Le mail n’est pas du tout utilisé pour
communiquer. Il sert pour la gestion des comptes sur les sites
d’achats et pour les services publics. Mais les boîtes mail se
retrouvent très vite encombrées par les pubs. Il y a
aussi un rapport à l’écrit différent avec le mail, qui est plus
protocolaire que les messages laissés sur Facebook (...).
Internet, dans sa globalité, ne
reste-t-il pas très élitiste ?
Oui, complètement. Les travaux sur les hackers ont bien montré
qu’il s’agissait dans la plupart des cas d’hommes très
diplômés. Les usages très avancés et créatifs, ça reste une
histoire de classes supérieures. Et il y a aussi un aspect
d’humilité très fort, il ne faut pas «ramener sa fraise» en
ligne (...).