lundi 21 janvier 2019

Article du Monde: les utilisations d'Internet restent marquées selon le milieu social

Dominique Pasquier : «Les usages avancés du Net restent élitistes»
Par Erwan Cario — 21 novembre 2018

Avec les smartphones, Internet est entré dans les usages quotidiens des familles modestes. Mais il s’agit avant tout d’une version simplifiée et servicielle.

  • «Les usages avancés du Net restent élitistes»
Sociologue, directrice de recherches au CNRS et enseignante-chercheuse à Télécom ParisTech, Dominique Pasquier a enquêté sur l’appropriation par les classes rurales et populaires de l’outil numérique lors de la dernière décennie. Son enquête a été publiée dans un livre, l’Internet des familles modestes, sorti en octobre aux éditions Presses des Mines.
Longtemps, on a parlé de fracture numérique, des classes populaires et rurales qui n’étaient pas connectées…
Les familles modestes se sont équipées plus tard que les autres. Je me suis intéressée à ce sujet car ça m’horripilait de voir de nombreux travaux sur les usages d’Internet, mais toujours sur les mêmes populations, comme les jeunes, les diplômés, les urbains. Il y a eu aussi des travaux sur les populations précaires, comme sur l’usage du téléphone mobile dans les périodes de migration. Il y avait donc les précaires et les élites avec leurs usages innovants, mais rien entre les deux. Le projet est parti de cette interrogation : est-il en train de se passer quelque chose que personne n’est allé voir ? C’était étrange car on savait par certaines enquêtes qu’il y avait un rattrapage énorme qui s’était fait, notamment avec le smartphone (...).

Ces familles [ordinaires] accèdent-elles aussi à Internet avec un ordinateur ?
Non, ces familles ne se sont jamais vraiment approprié l’ordinateur. Les tablettes et téléphones, avec leur interface tactile, suppriment l’obstacle du clavier et de la souris. C’est ce qui a boosté l’équipement et la connexion.
L’Internet de ces familles est donc une version simplifiée, tactile et servicielle…
Oui, Internet a avant tout pour elles un usage utile, qui s’intègre parfaitement dans le quotidien. Ce que je retiens, c’est que les personnes que j’ai rencontrées ont pris ce qui était important pour elles. Mais ce qui a encore du mal à passer aujourd’hui, c’est la dématérialisation des services administratifs. Ce sont des personnes qui se promènent sur le Bon Coin avec une grande aisance, elles n’y ont aucun problème d’interface, et dès qu’elles se retrouvent sur le site de Pôle Emploi ou de la CAF, c’est l’horreur. Ce sont d’énormes problèmes d’ergonomie, et il y a une grosse responsabilité de la part des pouvoirs publics.
Une des conclusions assez inattendue de votre enquête, c’est que le mail est quasi absent…
Je ne m’y attendais pas. Et ça explique aussi les problèmes avec les administrations. Le mail n’est pas du tout utilisé pour communiquer. Il sert pour la gestion des comptes sur les sites d’achats et pour les services publics. Mais les boîtes mail se retrouvent très vite encombrées par les pubs. Il y a aussi un rapport à l’écrit différent avec le mail, qui est plus protocolaire que les messages laissés sur Facebook (...).
Internet, dans sa globalité, ne reste-t-il pas très élitiste ?
Oui, complètement. Les travaux sur les hackers ont bien montré qu’il s’agissait dans la plupart des cas d’hommes très diplômés. Les usages très avancés et créatifs, ça reste une histoire de classes supérieures. Et il y a aussi un aspect d’humilité très fort, il ne faut pas «ramener sa fraise» en ligne (...).